lundi 25 mars 2024

« Écrire, c’est dire ce qu’on ne peut pas dire à quelqu’un qui n’est pas là. »

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Théo Pereira purge sa peine pour homicide involontaire au pénitencier Pieter Brueghel  : par une nuit pluvieuse, deux ans plus tôt, il a perdu le contrôle de son véhicule et percuté un abribus où une femme s’était réfugiée. 

Chaque mois, le mari de la victime, Pierre Moulins, rend visite à Théo pour qu’il raconte, encore et encore, les derniers instants de son épouse, en échange d’un témoignage en sa faveur devant la commission de libération anticipée. 

Chaque mois, Moulins constate le délabrement de Théo dans cet univers qui le dévore et où une brute, Marco Minotti, a fait de lui son souffre-douleur. 

Ce que Théo ignore, c’est que, chaque mois, Moulins paye Minotti pour lui faire vivre l’enfer.

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Au début du livre de Nicolas Lebel, nous lisons la lutte que mène un pigeon piégé dans les filets que l’on aperçoit par la fenêtre de la cellule de Théo. De ces filets que l’on tend pour éviter les évasions spectaculaires avec un hélicoptère géo stationné et une silhouette se déhanchant sur une échelle de corde. Le pigeon est empêché de prendre son envol comme Théo est empêché de faire, ce que l’on fait sans même y penser quand nous sommes libres.

Dans un mauvais livre, cette métaphore aurait la grâce et la légèreté d’une enclume en chute libre. Mais Peines perdues n’est pas un mauvais livre. S’il devient vite évident que Théo (et d’autres) est notre pigeon à nous lectrices et lecteurs et que les chapitre du polar de Lebel en sont le filet, cela fonctionne. C’est bien la marque de fabrique de ce bouquin : cela fonctionne.

Ce curieux roman est autant policier que pièce de théâtre antique, découpé en actes, scènes, côté cour et côté jardin. Avec tout le poids du fatum, de l’hubris, tous ces mots latinistes dont on ne mesure pas tout à fait le sens mais dont devine qu’ils ne sont pas les plus riants du dictionnaire. Peines perdues tend vers une inéluctabilité aussi ensoleillée qu’une reprise de Johnny Cash.

Et cela fonctionne. Indéniablement. Un bijou d’horlogerie narrative reposant sur une solide distribution. Deux matons qui ne sont pas des bipèdes pavloviens brandissant et abattant une matraque à chaque intersection, cherchant une voie dans un système fait d’impasses et de raccourcis. Les femmes, seules lueurs, non pas d’espoir, mais d’humanité vacillante dans ce cloaque. Et un personnage d’imam des frères musulmans, sorte de Frank Underwood carcéral, glaçant d’intelligence et de menace sourde.

Et la prison. La prison qui est un personnage en soi. Dont Lebel retranscrit à merveille les codes et lois non écrites inscrites dans ses pierres. Cette abolition de l’espoir quand on est confiné entre quatre murs d’une cellule surpeuplée.

Et cela fonctionne jusqu’au dénouement grinçant, sombre et désespéré, aussi tendu qu’une seconde suspendue entre deux rafales.

Imparable.

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