dimanche 5 février 2023

« [...] passer des embruns à la betterave, c’est un voyage. »

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Catherine est pauvre. Catherine fait sale. Catherine parle peu. Elle n’aime pas qu’on la regarde – les filles qu’on regarde ont des problèmes. Au Domaine où elle travaille, elle fait partie de ces invisibles grâce à qui la ferme tourne.

Monsieur, lui, est riche. Il ne parle pas non plus – il crache ou il tonne. Et il possède tout.

Mais quand sa petite-fille de quatre ans disparaît ce jour glacé de février 1969, Monsieur perd quelque chose d’une valeur inestimable.

Dans cette vallée de champs de betterave, où chaque homme et chaque femme est employé de près ou de loin par Monsieur, deux flics parisiens débarquent alors pour mener l’enquête avec les gendarmes.

Car une demande de rançon tombe. Mais le village entier semble englué dans le silence et les non-dits. Personne ne veut d’ennuis avec Monsieur. À commencer par Catherine. Catherine qui se fait plus discrète et plus invisible encore. Catherine qui est la dernière à avoir vu la petite.

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En nos temps où chaque soi-disant progrès doit s’accompagner d’une contrepartie : vivre plus longtemps (ça dépend qui) = travailler plus longtemps (ça dépend qui aussi). Quand de doctes experts, en costume Lanvin, viennent claironner l’avènement des exosquelettes et les genouillères pour les carreleurs, on a un peu de mal à se persuader que la lutte des classes est définitivement enterrée.

Louise Mey nous plonge dans une France tout juste post soixante-huitarde, sur une terre boueuse et grasse, morne et grise. D’une plume saisissante, elle capte ce mépris de classe envers les petits, ceux qui font tourner les engrenages, les invisibles, les premières lignes comme on dit. C’est quand même terrible Sale petite, cette encre qui corrode, du Chabrol dopé à l’alcool de prune.

Qu’une fillette, petite-fille du seigneur de ces lieux, disparaisse et c’est tout un soubassement ancestral qui est mis à nu : le hobereau local qui jouit d’un pouvoir somme toute démesuré et arbitraire, fruit des circonstances.

Ce polar haletant est, au-delà d’une intrigue labyrinthique et finement troussée, un révélateur de ce que le Pouvoir permet : un entrelacement d’obligations et d’humiliations. Taire les remuements de l’âme, cette haine qui sourd, qui cherche à déborder et que l’on contient via des digues branlantes, conditions d’une survie sociale qui n’est que cela : une survie. L’acquisition d’un strict minimum qui ne permet pas le rêve. C’est que c’est dangereux le rêve, même raisonnable, fusse-t-il réaliste...

Petite sale appartient à la cohorte des polars qui transcendent les bornes, porté par une galerie de personnages puissamment incarnés. Louise Mey esquive les enfermements narratifs, ces incarnations de cellulose semblent acquérir une vie propre, répondant inconsciemment, parfois presque malgré eux, à leurs stimuli sociaux, les prérequis qui les gouvernent.

On pourrait trouver qu’elle exagère Louise, qu’elle force le trait, et puis... On se prend à songer exosquelettes et genouillères...

Implacable bouquin, vraiment.

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