lundi 21 novembre 2022


Traduction : Jean Esch

« Arrivé à l’âge mûr, il ressentait dans son cœur ce qu’il avait découvert avec son esprit quand il était adolescent : le prix de la vie réside dans la chance que l’on reçoit et les amours que l’on saisit. »

***

"À minuit moins sept, un dimanche d'hiver à Los Angeles, Jud Stuart regarda dans le miroir du bar et comprit que le type décharné à la veste écossaise avait été envoyé pour le tuer.
Pas trop tôt, songea Jud."

Ainsi commence le fleuve des ténèbres qui raconte la longue traque d'un agent vieillissant de la CIA, qui a participé à tant de complots, coups d'état, meurtres et trafics en tous genres - le tout occulté dans les dossiers officiels de la compagnie - qu'il ne sait même pas qui a ordonné sa propre élimination. 

Jud prend la fuite. Et dès qu'il commence à courir, lui reviennent en mémoire ses vingt-cinq ans de services secrets et les scénarios insensés auxquels il a participé : Iran, Vietnam, Amérique du Sud, Etats-Unis.

Il plonge dans les eaux troubles de ce fleuve qui, au nom de l’État, charrie des milliers de morts, de trahisons et de secrets et qui risque, un jour, d'emporter la nation dans ses remous.

***

Cette phrase que vous venez de lire, nombre auraient interverti le cœur et l’esprit. Le cœur à l’adolescence et l’esprit l’âge venant. James Grady non, il est comme ça James, il n’est jamais tout à fait là où on l’attend.

James Grady est béni et maudit. Il a eu la chance d’avoir écrit un roman d’espionnage fameux : Les six jours du Condor, qui furent raccourcis de trois devant la caméra de Sydney Pollack. Et voilà. Les trois jours du Condor entrèrent dans le club assez fermé du film qui surpasse le livre.

Ce n’est pas si grave. Le succès du film permit à Grady de vivre de sa plume. Grady est grandement sous-estimé à mon avis, toujours relégué derrière le Commandeur Le Carré et son concurrent déviant outre-Atlantique Robert Littell ou encore l’apprenti british Len Deighton et son Ipcress.

Ce n’est pas complètement injuste mais Grady possède une grâce et un sens de la disgression éruptive. Plutôt que son Condor qu’il a (trop) feuilletonné, son chef d’œuvre est la traque d’un espion vieillissant et bedonnant racontée dans Le fleuve des ténèbres.

Vous ne trouverez pas ici une somme définitive sur les tourments de la CIA (pour cela, rien de mieux que La Compagnie de Littell) mais la trajectoire d’un espion-soldat revenu de là où on ne devrait pas revenir, qui fuit la mort prenant la forme de messagers envoyés par son ancien employeur. Les ennemis venant de l’intérieur sont certainement les plus dangereux.

Le fleuve des ténèbres fut adoubé par Ellroy. C’est compréhensible tant le talent de Grady rejoint le sien dans ce récit choral, d’un nihilisme amer, jouant sur les temporalités, où l’on suggère plutôt qu’on assène. Toujours avec cette narration déroutante, éclatée mais étrangement fluide, et cette tendresse désespérée propre à James Grady, car c’est un tendre Grady malgré tout, presque malgré lui. Un beau roman, tendu comme une corde à deux doigts de te péter à la tronche, ce qu’elle ne manquera pas de faire.

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