dimanche 14 octobre 2018


"Au début d’un de mes plus anciens souvenirs, je pleure. Malgré les efforts de mes parents, je reste inconsolable. Papa renonce, quitte la chambre, mais Maman m’emmène dans la cuisine et m’assoit à la table du petit-déjeuner.
« Kan, kan », dit-elle avant de prendre un papier cadeau. Depuis des années, elle découpe avec soin les emballages de Noël et les empile sur le dessus du frigo.

Elle plaque la feuille sur la table, face vierge exposée, et la plie. Intrigué, j’arrête de pleurer pour l’observer.

Ma mère retourne le papier et le plie de nouveau, avant de le border, de le plisser, de le rouler et de le tordre jusqu’à ce qu’il disparaisse entre ses mains en coupe. Puis elle porte ce petit paquet à sa bouche et y souffle comme dans un ballon.
« Kan, dit-elle. Laohu. » Elle pose les mains sur la table, puis elle les écarte.
Un tigre se dresse là, gros comme deux poings réunis. Son pelage arbore le motif du papier, sucres d’orge rouges et sapins de Noël sur fond blanc.
J’effleure le petit animal qu’a créé Maman. Il remue la queue et se jette, joueur, sur mon doigt. « Grrroush », grogne-t-il, quelque part entre le journal qui bruisse et le félin.
Je ris, ébahi. Du bout de l’index, je lui caresse le dos. Le tigre de papier vibre et ronronne.
« Zhe jiao zhezhi », dit ma mère. C’est de l’origami.
Je ne m’en rendais pas compte, mais ses pliages avaient un caractère spécial. Elle les imprégnait de son souffle, donc de sa vie. Là résidait sa magie."

***


Sincères salutations les aminches. 

Je l'ai déjà souligné ici : je ne suis guère adepte du registre des nouvelles. Néanmoins, Sur mes vieux jours (enfin vieux...), je me surprends à pratiquer de plus en plus souvent la lecture de ces (plus ou moins) courts récits qui s'enchaînent. Je me  dois confesser ici une admiration palpable quand ces recueils sont réussis. Je tiens l'art du novelliste encore plus ardu que celui du romancier, par certains aspects.

Pour ne point faillir, j'ai privilégié la SF (on ne se refait pas). Je songeais tout d'abord chroniquer LA TOUR DE BABYLONE de Ted Chiang, huit nouvelles dont l'une a donné naissance au très beau film de Denis Villeneuve PREMIER CONTACT (qui est bien supérieur à son inspirateur de papier). 

Puis... J'ai lu :

Serait-il possible de décrypter les algorithmes de l’amour? Peut-être les tentaculaires compagnies de l’Internet y parviendront-elles un jour? Elles sauraient, alors, dire si deux personnes sont vraiment faites pour être ensemble. 

Et si l’immortalité nous était offerte, quelle trajectoire serions-nous amenés à suivre? Sans doute la route vers les étoiles s’ouvrirait-elle à nous? D’immenses vaisseaux se dirigeraient vers 61 Virginis pour y trouver… quoi? 


Mais les plus beaux des voyages sont peut-être ceux que l’on fait grâce à la mémoire, à l’aide de jouets nés des mains et de l’amour d’une mère : une merveilleuse ménagerie de papier. 

Je n'ai rien contre TED CHIANG, j'ai trouvé son livre intéressant et plaisant mais il ne joue clairement pas dans la même catégorie. Privilégiant la hard SF, il n'atteint pas la poésie lumineuse de Ken Liu.


J'avais adoré L'HOMME QUI MIT FIN A L'HISTOIRE de cet auteur. Ces 19 nouvelles confirment le brio époustouflant de sa plume. Il est rare qu'un écrivain nous emmène aussi loin et nous noue la gorge dans un même mouvement.


La difficulté des nouvelles tient à la cohérence de l'ensemble qu'il s'agit de conserver à minima, même si les thèmes abordés, les registres fictionnels, sont différents. Ensuite, il s'agit, bien évidemment, que les nouvelles soit de qualités égales, ne souffrent ps d'un déséquilibre flagrant entre elles. Je l'ai dit, c'est loin, très loin, d'être facile.


Pari relevé et bien au delà. 


On se surprend à constater que Liu, à la croisée des chemins de l'imaginaire, est aussi à l'aise dans le fantastique léger que le space opéra (renouvelé magnifiquement), la fantasy débridée.  

La langue est subtile, d'une langueur toute orientale par moment. Ces courts récits se répondent (surtout pour les derniers) et témoignent d'une foi en l'humain sans verser dans une mièvrerie hébétée. Caustique ou humoristique, léger ou grave, cette ménagerie place l'humanité au centre des préoccupations et nous emmène au travers des millénaires dans un futur accessible, plausible alors que nous le lisons dans notre canapé, le mug se refroidissant, oublieux que nous sommes de porter le café à nos lèvres tant nous tournons les pages. 


Massivement primée pour la nouvelle qui a donné son titre au recueil (poignante et d'une justesse remarquable), LA MÉNAGERIE DE PAPIER est un enchantement constant, se situant d'emblée dans le haut de la bibliothèque, côtoyant LES CHRONIQUES MARTIENNES de Bradbury, LES ROBOTS d'Asimov...


Un classique qui n'a nul besoin de la patine des années pour s'imposer.


Magistral...

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