dimanche 26 janvier 2025

Traduit de l’américain par Johan Frédérik Hel Guedj

« Nous cherchons à donner une cohérence -un sens- aux évènements chaotiques de notre existence. Nous compulsons les images brutes de nos souvenirs, nous sélectionnons, nous enjolivons, nous effaçons. Nous ressortons grandis des histoires que nous racontons, afin de mieux vivre avec ce que nous avons ou n'avons pas fait. Mais ces hommes croyaient que leurs vies mêmes dépendaient de ces récits. S'ils échouaient à proposer une version convaincante des faits, ils risquaient de finir pendus ou ligotés à la vergue d'un navire. »

***

En 1740, le vaisseau de ligne de Sa Majesté le HMS Wager, deux cent cinquante officiers et hommes d’équipage à son bord, est envoyé au sein d’une escouade sous le commandement du commodore Anson en mission secrète pour piller les cargaisons d’un galion de l’Empire espagnol. 

Après avoir franchi le cap Horn, le Wager fait naufrage.

Une poignée de malheureux survit sur une île désolée au large de la Patagonie. Le chaos et les morts s’empilant, et face à la quasi-absence de ressources vitales, aux conditions hostiles, certains se résolvent au cannibalisme, des mutineries éclatent, le capitaine commet un meurtre devant témoins. 

Trois groupes s’affrontent quant à la stratégie à adopter pour s’en échapper. Alors que tout le monde croyait que l’intégralité de l’équipage du Wager avait disparu, un premier groupe de vingt-neuf survivants réapparaît au Brésil deux cent quatre-vingt-trois jours après la catastrophe maritime.

Puis ce sont trois rescapés de plus qui atteignent le Brésil trois mois et demi plus tard. 

Mais une fois rentrés en terres anglicanes, commence alors une autre guerre, des récits cette fois, afin de sauver son honneur et sa vie face à l’Amirauté et au grand public.

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Imaginons qu’un auteur ou une écrivaine hexagonale se soit emparé de l’histoire du Wager et de son naufrage, même si peu possèdent la maestria narrative de David Grann. Je les vois éplucher leur arbre généalogique : n’y aurait-il pas un de leurs ancêtres sur ce foutu bateau ? On aime tellement convoquer grand papa (ou plus loin encore) en France.

Rien ? Pas même une branche éloignée ! Certains renoncent.

Les autres y vont quand même mais se mettront en scène jusqu’à décrire peut-être la voiture qui les transportent à la bibliothèque de l’amirauté. Leurs tourments, ah oui leurs tourments, la crise que traverse leur couple tient ! Cela permettra de belles allégories sur le naufrage du Wager et de leur mariage.

Ce qui est prodigieux chez Grann, c’est que dans ce livre-ci (ce ne fut pas toujours le cas) il ne parle jamais de lui. C’est prodigieusement reposant.

Un récit hallucinant qui démontre une fois de plus le courage invraisemblable qu’il fallait pour embarquer sur ces fétus de bois. L’insondable crasse, le Scorbut galopant, les tempêtes dantesques. Et de constater qu’il n’est guère de pouvoir plus absolu que celui d’un capitaine de vaisseau de la Navy.

Et le talent incroyable du boss définitif de la non-fiction, David Grann.

L’homme est un être de tendons, de chair et d’esprit défaillants, fragiles mais capables d’une ténacité qui force le respect. D’une bêtise et d’une cruauté sans bornes également. D’une telle confiance en leur primauté de colons arrogants.

David Grann tire de cet échouement tragique une histoire haletante, poignante et universelle.

Incroyable bouquin !

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