dimanche 13 mars 2022


Traduction : Jean-Paul Gratias

« [...] la guerre est en tous les hommes, quelles que soient leur nationalité, quelle que soit leur race. C’est l’abîme sous notre peau à tous, l’abîme à l’intérieur de nos crânes à tous. »

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Par une nuit d'hiver, un écrivain court à perdre haleine dans les rues de Tokyo. Une ville peuplée de survivants et de fantômes, dévastée par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Une ville où le crime a frappé.

Le 26 janvier 1948, un homme se présente dans une succursale de la Banque Impériale. Il dit être un médecin envoyé par le ministère de la Santé pour procéder à une vaccination du personnel à cause d'un cas de dysenterie signalé dans le quartier. Il sort deux flacons de sa sacoche, en transfère le contenu dans des bols à thé et ordonne aux seize employés d'avaler rapidement le liquide. Ces derniers ne tardent pas à se tordre de douleur ; douze d'entre eux succomberont.

A partir de cette terrible affaire, l'écrivain veut faire un livre. Pour cela, il va convoquer les voix de douze personnages liés au drame ; à travers des carnets, des lettres, des récits, des souvenirs, il tente de ressusciter les morts et d'atteindre la vérité. C'est ainsi qu'il nous entraîne dans une quête vertigineuse et nous fait entrevoir les dessous proprement effroyables du massacre de la Banque impériale.

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Je ne reprocherais à personne de ne pas lire David Peace. Je ne reproche jamais un hypothétique manquement de lecture obligée.

Peace est une expérience de lecture. On frôle même l’expérimental trapu. Ce n’est jamais aussi probant que dans le deuxième tome de sa trilogie Tokyoïte, Tokyo ville occupée. 

Comme lors de l’opus précédent et celui à paraître prochainement, Peace s’empare d’un fait divers glauque, de ceux qui fleurissent sur le terreau fertile d’un après-guerre miséreux et humiliant, un pays mis sous tutelle, les vainqueurs gérant une nation comme une crèche débordant de nourrissons turbulents... 

Tokyo ville occupée est une plainte lancinante, une immersion hagarde et tourmentée dans la folie et la mort. Tokyo est une ville qui rend fou, peuplée de fantômes et de spectres. Le même évènement, ce braquage via un empoisonnement collectif, est montré sous de multiples angles et points de vue, ceux des victimes, des journalistes, de la police, de la pègre, etc... On lit un kaléidoscope sinueux et poignant, répétant et dévoilant un semblable massacre qui vire au vertige. 

Peace, à travers ce crime exceptionnel, nous plonge également dans les crimes de guerre du Japon, et plus particulièrement de la terrible unité 731, chargée de la mise au point de bombes sales, d’armes bactériologiques, de bacilles à retardement...

Je ne vais pas vous mentir, il faut s’accrocher pour ce Peace, encore plus que d’habitude j’entends. Peace nécessite toujours une lecture exigeante, il faut ajouter ici une ténacité. La multiplication des procédés narratifs (rapports militaires, notes de polices, envolées poétiques et itératives, etc.), le style alliant sobriété et expérimentation s’apparentent à un labyrinthe dont on ignore le tracé. Cependant, et là est la récompense et le paradoxe, la fin de ce polar halluciné est plus claire que nombre de ses œuvres précédentes, débarrassé de ces scories d’obscurité têtue.

Un immense livre.

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