dimanche 23 janvier 2022

Traduction : Jean Esch

Avec quelle rapidité on oubliait l’éventualité d’un anéantissement. 

Une jeune fille devient la cible de la presse à scandale et de la toile après avoir été la nounou d’une famille célèbre. 

Une adolescente séjourne chez son amie, dans le ranch d’une communauté hippie, et découvre la perversité des premiers jeux sexuels. 

Un producteur assiste à la projection du film de son fils en même temps qu’à l’émiettement de sa propre notoriété et de son statut de père. 

Un rédacteur en chef lâché par tout son réseau de relations et par sa femme tente de se raccrocher à son dernier auteur. 

Une jeune femme se fait passer pour une ado sur des sites de rencontre. 

Une autre tente de réussir en tant qu’actrice à Los Angeles et prend un mauvais tournant. 

Un père se demande quel rôle il a encore à jouer auprès de ses enfants devenus adultes, venus fêter Noël en famille.

***

Pour trancher, deux méthodes. Soit le gros pain de campagne que l’on découpe au moyen d’un couteau à grosse dents, des tranches bien épaisses, promesses d’un festin à venir. Ou bien de fines lamelles via un bistouri en acier trempé, comme on cisèle une chair morte.

Emma Cline est de la seconde école.

Je lis de plus en plus des nouvelles. J’en mesure la difficulté, l’art de cet exercice. Sur un roman, l’autrice peut se permettre de s’étendre, épouser l’entièreté du volume disponible. La nouvelle au contraire est la science de la sobriété, l’intelligence de l’ablation.

Dans ces 10 récits, Emma Cline pousse le retranchement dans ces derniers du même nom. Plus que des nouvelles, on lit des instantanés de vies, des portions d’existence. Il n’y a guère de début ni de fin à ces polaroïds de cellulose ni d’explications sur le pourquoi du comment ses protagonistes en sont arrivés là. Emma Cline fait le pari de son écriture, de son rythme faussement atone pour ferrer son lectorat.

À vrai dire, un jour de pluie, le portrait d’un Michel Houellebecq aussi souriant qu’usuellement et un CD de Portishead tournant en boucle et le décor serait planté. Cela ne respire pas une joie bondissante Daddy, nous sommes dans une coexistence de solitudes qui échouent à se rencontrer, à interagir.

Sur des thématiques très modernes, Cline développe une musicalité bien à elle, quelque chose de Houellebecq c’est sûr mais sans cette misanthropie fin de siècle du neurasthénique le plus fameux de la littérature contemporaine. Emma Cline se rapproche plus de l’entomologiste impavide observant l’agitation vaine de ses personnages.

Je ne suis guère adepte de cette posture. En vérité, Daddy avait tout pour me hérisser les follicules pileux, pourtant j’ai dévoré ce recueil. J’ai aimé ces dénouements qui n’en sont pas, nous laissant le soin d’imaginer la suite, dévier le cours de ces existences vouées à l’isolement ou en confirmer l’inanité.

Emma Cline (dont je vous conseille le phénoménal The girls) nous donne à lire un livre dont nous sommes presque les co-auteurs. Ce n’est pas rien.

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