mercredi 14 avril 2021

 

La pièce était immense et il y avait des livres partout.
On ne voyait même pas les murs tant les étagères étaient bourrées de livres. Il y avait des piles de livres au milieu de la pièce, le long des murs, devant les rayonnages. Il y en avait de toutes les couleurs et de toutes les tailles.
Je restai figé, ne sachant que dire ou que faire. Je ressentais quelque chose de comparable à ce que j'avais déjà ressenti devant certains films : l'impression de me trouver face à de grandes vagues de sentiments éprouvés jadis par des gens aujourd'hui disparus et qui comprenaient des choses que je ne comprenais pas.

"Pas de questions, détends-toi." C'est le nouveau mot d'ordre des humains, obsédés par leur confort et leur tranquillité d'esprit, déchargés de tout travail par les robots. 

Livres, films et sentiments sont interdits depuis des générations. Hommes et femmes se laissent vivre en ingurgitant les tranquillisants fournis par le gouvernement. 

Jusqu'au jour où un homme solitaire, Paul, apprend à lire grâce à un vieil enregistrement. Désorienté, il contacte le plus sophistiqué des robots jamais conçus : Spofforth, qui dirige le monde depuis l'université de New York. Spofforth se servira-t-il de cette découverte pour aider l'humanité ou la perdre définitivement ?

Walter Tevis est hype. Il a été Netflixé. Son livre, Le jeu de la dame, a été adapté sur la plateforme au N écarlate. Plutôt excellement si j’en crois ce que j’en ai entendu mais je n’ai point vu. 

Curieux bonhomme le Walter. Il a commencé par une pépite noire : L’arnaqueur en 1959 (Paul Newman derrière le billard sur grand écran). Il poursuit avec l’homme tombé du ciel, de la bonne SF, porté à nouveau sur grand écran, et Bowie dans le rôle de l’extraterrestre, pas exactement un rôle de composition.  Puis rien. Jusqu’aux années 80. La couleur de l’argent (re Newman, Scorcèse aux manette et Tom Cruise avant sa reconversion de cascadeur sexagénaire), Le jeu de la dame donc, puis L’oiseau moqueur.

Avec cette histoire d’androïde suicidaire et d’humanité abêtie, Tevis déroule une dystopie SF de l’âge d’or entre Bradbury et Huxley. Evidemment, Fahrenheit 451 plane, son ombre se fait sentir au début par le thème approchant mais l’approche, justement, n’est pas tout à fait la même. Ici les livres ne sont pas proscrits, ils ont juste perdu tout intérêt aux yeux d’une population mondiale Xanaxée jusqu’aux rognons, qui a confié la gestion des affaires courantes aux IA, le cauchemar d’Elon Musk assumant majestueusement sa déviance intrinsèque. 

C’est par la lecture que le monde se cadavérisant doucement va bifurquer de son agonie. C’est la lecture qui va permettre à Paul Bentley de s’élever, sortir du coma ouaté qui est désormais l’horizon indépassable des humains zombis arpentant une Terre dépeuplée. « N’y pense plus et fume un joint » est le mantra tournant en boucle dans les synapses fatiguées d’une humanité en déroute. Tevis siffle la fin du Flower power. 

Amour de la littérature, du cinéma, défiance envers une religiosité pesante, Tevis balade sa plume sur un spectre large. Mais c’est avec l’humanoïde Spofforth, aspirant à la mort, dont la programmation empêche de faire le grand saut que Tevis convainc le plus. Cette idée de hâter la faucheuse avec laquelle Tevis joua durant sa vie, qu’il convoqua en pratiquant un alcoolisme scrupuleux.

(Traduction : Michel Lederer)

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