dimanche 14 mars 2021


 Il existe une croyance à la fois moderne et désuète selon laquelle l'information finit par créer du savoir. Cette croyance est habilement contrebalancée par le cliché selon lequel plus on en apprend, moins on en sait. Ces deux idées contiennent sans doute leur part de vérité, mais ni l'une ni l'autre n'est véritablement utile pour quiconque s'intéresse à l'animal humain.


Quand on est pauvre avec un héritage bloqué par testament jusqu’à l’âge de cinquante-trois ans et que l’on vient de perdre l’essentiel de son gagne-pain quotidien, on ne crache plus dans la soupe. 

Milo Milodragovitch, rejeton maudit de ce qui fut une famille importante de Meriwether (Montana), ne peut qu’accepter l’offre d’Helen Duffy. Retrouver un frère innocent, gentil garçon raisonnablement de gauche et passionné d’armes à feu, disparu dans un incendie, n’est pas si compliqué. Surtout si la demande émane d’une femme à ce point démunie qu’elle en devient troublante. 

Le vice, la haine et la violence ne sont pourtant pas loin. La laideur cache son jeu et les morts s’amoncellent. Qui ment et pour quelles raisons? À coucher avec ses clients, Milo ne verra que trop tard ce qu’il avait sous le nez…

(Traduction de Jacques Mailhos)

J’entends souvent les mêmes arguments contre le polar, une récurrence qui prend la forme d’un ju-jitsu littéraire : retourner les forces de l’antagoniste contre lui et reprocher au polar sa tendance à aller à l’essentiel, comme un coup au plexus. Pour filer la métaphore pugilistique, le polar serait Foreman le pilonneur besogneux et la litté blanche serait Ali, l’élégant virevoltant... Qui préfère Foreman à Ali, franchement ? D’ailleurs, Ali a fini par l’emporter.

Et Crumley ?

James Crumley est l’écrivain de la digression. Du point A au point B, il nous fait passer par une multitude de points, comme ces jeux auxquels je jouais enfant, où la forme reliée par un trait hésitant revêtait une forme indiscernable au début. Un exemple : le héros de Fausse piste aperçoit une femme depuis son bureau. Elle est dans la rue. On sait déjà que c’est sa future cliente. Là où Hammett (par exemple) l’aurait fait monter et engager la conversation, Crumley imagine le vol à l’arraché d’un sac à main qui finit par provoquer un accident de la route mortel. Un peu comme cette orange qui tombe de l’étal du marchand et déclenche une cascade d’évènements incontrôlables.

Tout l’art de Crumley est là. Il est imprévisible cet homme. Presque, on finit immanquablement dans un bar un moment ou l’autre.

La confrontation entre le détective et sa potentielle cliente foire. Crumley est aussi l’auteur de la foirade, la débandade. Vous voyez cette scène où le héros couillu aborde un témoin dans des toilettes publiques vides ? Il bloque la poignée avec un mouchoir et descend l’imper du témoin sur ses bras pour l’immobiliser et causer peinard. Chez Crumley, le mouchoir se dénoue, l’imper craque en deux et les toilettes ne restent pas vides. La loose. Crumley est toujours, toujours, du côté des abimés, des ratés.

Peu importe, finalement, la résolution que Milo, le narrateur de Fausse piste, va découvrir presque par hasard. Le chemin, sinueux, zigzagant, est d’une imparable vérité humaine. Toujours porté sur la bouteille et par un style flamboyant, Crumley est comme un dribbleur argentin qui faisait parfois le geste de trop mais dont on se rappelle l’étincelle.

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