(Traduction de Jacques Mailhos)
J’entends souvent les mêmes arguments contre le polar, une
récurrence qui prend la forme d’un ju-jitsu littéraire : retourner les
forces de l’antagoniste contre lui et reprocher au polar sa tendance à aller à
l’essentiel, comme un coup au plexus. Pour filer la métaphore pugilistique, le
polar serait Foreman le pilonneur besogneux et la litté blanche serait Ali, l’élégant
virevoltant... Qui préfère Foreman à Ali, franchement ? D’ailleurs, Ali a
fini par l’emporter.
Et Crumley ?
James Crumley est l’écrivain de la digression. Du point A au
point B, il nous fait passer par une multitude de points, comme ces jeux auxquels
je jouais enfant, où la forme reliée par un trait hésitant revêtait une forme indiscernable
au début. Un exemple : le héros de Fausse piste aperçoit une femme depuis
son bureau. Elle est dans la rue. On sait déjà que c’est sa future cliente. Là où
Hammett (par exemple) l’aurait fait monter et engager la conversation, Crumley
imagine le vol à l’arraché d’un sac à main qui finit par provoquer un accident
de la route mortel. Un peu comme cette orange qui tombe de l’étal du marchand
et déclenche une cascade d’évènements incontrôlables.
Tout l’art de Crumley est là. Il est imprévisible cet homme.
Presque, on finit immanquablement dans un bar un moment ou l’autre.
La confrontation entre le détective et sa potentielle
cliente foire. Crumley est aussi l’auteur de la foirade, la débandade. Vous voyez
cette scène où le héros couillu aborde un témoin dans des toilettes publiques
vides ? Il bloque la poignée avec un mouchoir et descend l’imper du témoin
sur ses bras pour l’immobiliser et causer peinard. Chez Crumley, le mouchoir se
dénoue, l’imper craque en deux et les toilettes ne restent pas vides. La loose.
Crumley est toujours, toujours, du côté des abimés, des ratés.
Peu importe, finalement, la résolution que Milo, le narrateur de Fausse piste, va découvrir presque par hasard. Le chemin, sinueux, zigzagant, est d’une imparable vérité humaine. Toujours porté sur la bouteille et par un style flamboyant, Crumley est comme un dribbleur argentin qui faisait parfois le geste de trop mais dont on se rappelle l’étincelle.
0 commentaires :
Enregistrer un commentaire