samedi 31 octobre 2020


Elle ne s'était jamais véritablement demandé si la longue et pénible histoire de sa vie avait eu le moindre intérêt, ni même le moindre sens. Mais, en revanche, elle avait toujours supposé qu'elle possédait un certain droit sur son propre corps : celui de le donner ou de le refuser tant qu'il méritait encore qu'on le regarde, et celui de continuer à y vivre après qu'il eut cessé d'être désirable.

Qui était Dora Suarez? Pourquoi a-t-on massacré à la hache cette jeune prostituée londonienne? Mais, surtout, pourquoi l'inspecteur chargé de l'enquête, torturé par ses démons, promet-il à la défunte réparation et expiation? 

Décidé à terrasser le Mal, le policier narrateur deviendra Dora Suarez; en revivant ses souffrances, il entrera en osmose avec la victime. 

Toutes ces interrogations le mèneront devant l'un des tueurs les plus fous de la littérature policière, jusqu'à l'affrontement final qui échappe au genre pour entrer dans la métaphysique. 

Certains écrivains, tel Elmore Leonard par exemple, sont piégeux. Ils vous donnent l’illusion que l’écriture est facile pour peu qu’on ait une bonne histoire à raconter. Et puis... On se rend compte que cette fluidité, cette maitrise, ne sont pas à notre portée.

D’autres, eh bien... Ces autres-là sont plus francs, d’une implacable transparence. Robin Cook est de cette trempe. Il nous contemple du Cervin quand nous peinons à gravir une colline. Je parle, bien évidemment, du Robin Cook anglais et non de son homonyme américain qui moulina du thriller médical aussi palpitant que l’encéphalogramme d’un électeur trumpiste du Michigan.

J’étais Dora Suarez est l’un des sommets du polar contemporain et a profondément marqué le genre. Ce roman est un condensé de noirceur, chimiquement pur. Imaginons le noir, le plus noir possible sur cette terre, et enténébrons-le encore un peu. L’obscurité ainsi obtenue se démarque par sa nouveauté, sa crudité.

Les premières pages de Dora Suarez, où un tueur s’emploie à annihiler deux vies humaines, nous débarquent sur un rivage inédit, où, comme des explorateurs prudents découvrant les mœurs étranges des autochtones, nous restons interdits, presque pantelants devant ce spectacle.

La précision de la plume de Cook, sa puissance d’évocation, saisit la lectrice et le lecteur et déclenche un choc thermique, quasi, de l’azote liquide à la pierre chaude dans un même mouvement.

La suite du livre relate la traque du tueur par un flic sensible, boule compacte d’intégrité ombrageuse, amoureux d’une victime, pris de passion pour Dora Suarez, ne se résignant pas à laisser la barbarie sans réplique.

Robin Cook multiplie avec aisance les points de vue narratifs : le « il » clinique, dérangé et dérangeant du tueur, le « je » empathique du flic brisé et tenace, enfin l’italique poignant du journal intime de Dora Suarez qui rythme ce polar adamantin et sensible. Ce panorama changeant affirme un réel suspense dans une pièce où les rôles titres sont déjà connus.

Robin Cook a écrit un polar dont les victimes ne sont pas un point d’entrée mais la raison d’être. J’étais Dora Suarez est un roman en deuil.

(Traduction de Jean-Paul Gratias)

0 commentaires :

Enregistrer un commentaire