« Une ville doit dégager nos odeurs de crasse et nos
instincts animaux. Elle doit raconter nos vies et nos dérives. Une ville trop
propre ne me dit rien, elle me fait peur, à cacher ses névroses. »
Son surnom, Stress, c'est Nordine qui le lui a donné. C'était les années 90, dans le quartier du Panier, à Marseille, au-dessus du VieuxPort. Il y avait aussi Ichem, Kassim, Djamel et Ange. Tous venus d'ailleurs, sauf lui : sur la photo de classe, Stress tranchait avec sa peau rose.
Aujourd'hui les bobos rénovent les taudis du centre-ville et les pauvres ont été expulsés vers les barres d'immeubles avec ascenseur en panne. Les potes d'hier sont devenus chauffeur de bus, agent de sécurité, dealer — ou pire.
Un peu artiste, moitié loser, Stress rêve, lui, de tourner un film sur leur vie d'avant, quand ils enchaînaient les boîtes de nuit afros, les virées à la plage, les bagarres et les délires aux accents mêlés. Alors Stress écrit Cinq dans tes yeux pour conjurer le sort.
Je crois que Marseille n’existe pas. Plusieurs Marseille
cohabitent sur le même plan. On y trouve le cauchemar ambulant des rêveurs
d’ordres, des assoiffés de rectilignes et trottoirs proprets. Puis le natif, le
« fier d’être Marseillais », celui qui se méfie du nouvel arrivant,
qu’il envisage comme un intrus, ou pire, un Parisien. Puis tant d’autres...
Je suis bordelais. Jolie ville. Qui enquille du rectiligne
et pavés parfaitement ajustés. J’aime bien Bordeaux. Pour tout dire, ce sont
les hasards de la vie qui m’ont fixé ici, je m’en fous un peu. Je n’ai pas de
sentiment d’appartenance. Je ne goûte guère cet amour du local, cette façon de
considérer son caillou plus lustré que celui du voisin. J’ai toujours la tenace
sensation d’entendre Brassens chanter sa ballade des gens qui sont nés quelque
part (splendide reprise de Tarmac).
Hadrien Bels esquive avec maestria la fascination du
folklore. Il nous conte la Marseille de son enfance, la populaire qui s’est
effritée tel le ciment des façades. Les miséreux chassés à la périphérie, le
centre-ville rénové pour accueillir les Venants, ceux qui s’offusquent de la
gentrification de quartiers entiers en s’enfilant des sandwichs à 16 euros...
Cinq dans tes yeux est un chant d’amour, d’amer, à
Marseille. Je connais un peu Marseille. Ma tendre est marseillaise, ma belle
famille est marseillaise. Arpentant l’immensité marseillaise, j’ai pu constater
que, oui, c’est vrai, Marseille est un personnage de roman. Bruyant et
chaotique.
Hadrien Bels plante sa plume dans une encre percutante,
noire de punchlines, épaisse de mélancolie acide. Ce qui donne un premier roman
qui claque comme drapeau au vent, qui n’a rien de blanc alors même que les
péripéties de Stress, son narrateur double, son Doppelgänger de cellulose,
résonnent comme un cantique magnifique d’une loose incandescente.
Superbe roman.
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