jeudi 26 janvier 2017


"Venez jusqu'à la tour. Ce soir, dit-il. Bientôt tout va changer. Nous allons tendre les cordes, fabriquer les chaines, accrocher les suspentes, poser le tablier. Le pont cessera d'être un projet pour devenir... un pont, une route. Ce soir, il n'y a que deux tours et des plans. Rasali montez avec moi. Je ne peux décrire ce que cela fait de se trouver la-haut : le vent, le ciel autour de soi, fleuve en bas." L'intensité de sa propre voix le fit rougir.. Puis, face au silence de la jeune femme, il ajouta : "on change, qu'on attende ou non le changement."

***
Coucou les aminches. 

Et si, pour changer, nous parlions architecture ?

Peu d'arts, en vérité, ont autant d'impact sur notre environnement. Je m'en faisais la réflexion en traversant le quartier Ginko de Bordeaux, sorti de terre en une saison et qui n'en finit plus de sortir de terre d'ailleurs. Vendu comme une sorte de jardin japonais zen parsemé çi et là de bloc de béton élégant comme des cabanes de bambou. Un genre de Xanadu sous Xanax. Une acmé écologico-urbaine.


J'y ai surtout vu un empilement étouffant, un alignement sans cohérence, comme des Duplo de différentes tailles et couleurs assemblé par un bébé divin et capricieux.

Comme quoi, parfois, l'architecture...

Mais il y les ponts. 

J'aime bien les ponts. 

Ça part d'une belle idée, un pont. 

C'est fait pour relier, un trait d'union entre deux rives qui se double parfois d'une prouesse technique et humaine. Humaine surtout. 

Kit Meinem d'Atyar est peut-être le plus doué des architectes de l'Empire. Peut-être… 

Ce qui ne fait aucun doute, en revanche, c'est qu'il lui faudra convoquer toutes ses compétences, l'ensemble de son savoir pour mener à bien la plus fabuleuse réalisation qui soit, l'oeuvre d'une vie : un pont sur le fleuve de brume qui de tout temps a coupé l'Empire en deux. 

Un ouvrage d'art de quatre cents mètres au-dessus de l'incommensurable, cette brume mortelle, insondable, corrosive et peuplée par les Géants, des créatures indicibles dont on ne sait qu'une chose : leur extrême dangerosité.


Ce court et dense roman narre la formidable aventure humaine qui consiste à remplir le vide. A le défier. Pour finalement l'abolir.

L'auteure, Kij Johnson...



... pose un récit dépouillé, sans effets de manches, sans éléments fantastiques ou si peu. 

Porté par un style fluide, une langue simple mais non simpliste, UN PONT SUR LA BRUME déroule une épopée et une réflexion intense sur la fin d'un monde, ce que le progrès apporte et soustrait (que vont devenir les passeurs de rivière, affrontant le brume mortelle affleurant l'onde ?)

Ne comptez pas sur Kij pour déflorer le mystère, pour lever la brume, ce qu'elle est, ce qu'elle renferme.

"Kit n'avait jamais vu le fleuve de brume, bien qu'il ait construit des ponts auparavant plus près de la capitale. Ayant travaillé à Atyar, il savait ce qu'il fallait savoir. Cette chose n'était pas l'eau, ni quoique ce soit d'approchant. Elle se formait, on ne savait comment, dans les profondeurs du lit du fleuve qui se trouvait devant lui, et s'insinuait sur des centaines de kilomètres vers le nord, en amont, dans des centaines de criques et de ruisseaux de plus en plus étroits, avant de s'épuiser en lambeaux de mousse sèche qui laissaient nues les zones de terre où elles se rassemblaient."

Bien plus charnel et incarné que le froid NAISSANCE D'UN PONT  de Marylis de Kergal, nous tremblons avec Kit et Rasali la passeuse de fleuve, nous assistons, complices à leur rapprochement et leur amour naissant.

Paru dans l'excellentissime collection Une heure lumière des éditions Le Bélial, (déjà découvreuses du formidable L'HOMME QUI MIT FIN A L'HISTOIRE), UN PONT SUR LA BRUME répond aux critères : une heure pour le lire et il prend bien la lumière.

Comme le dit le proverbe gallois en fin du livre : 

"A fo ben, bid bont"

"Pour être un chef, sois un pont"

Pour être quelqu'un de bien, sois un pont.

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