jeudi 3 mai 2018


"Un professionnel du renseignement n’est pas plus immunisé contre les sentiments que le reste de l’humanité. Ce qui lui importe, c’est d’arriver à les refouler, que ce soit sur le coup ou, en ce qui me concerne, cinquante ans plus tard."

***

Warm regards (enfin je crois) les aminches. 

1963. David Cornwell est espion pour le compte du MI6, les services secrets du Royaume Uni. Il vient d’être affecté à un poste de second secrétaire à l’ambassade à Bonn, sa couverture en Allemagne de l'ouest. 

Il assiste aux meetings politiques et il chante les louanges de la Communauté économique européenne – « Si l’on savait ça aujourd’hui, à l’heure du Brexit, on me pendrait au réverbère le plus proche », plaisante-t-il aujourd'hui, un brin amer.

Mais il n’espionne et ne milite pas seulement. Cette année-là, avant tout, il écrit. Frénétiquement. Dans une chambre minuscule donnant sur le Rhin, et en pleine crise des missiles de Cuba, il termine son futur best-seller, L’ESPION QUI VENAIT DU FROID (1963). Etant toujours en service actif, il s'invente un pseudonyme : John Le Carré.

Il imagine, dans son ESPION glacial, une entreprise ultra-sophistiquée de désinformation à l’encontre de la Stasi, le service de renseignement est-allemand. Une idée qui a germé dans le cerveau de son personnage principal – son héros, son double –, devenu l’un des espions les plus célèbres de la littérature contemporaine, George Smiley.

C’est sur cette opération – baptisée « Windfall » – que le Carré revient dans L’HÉRITAGE DES ESPIONS. 


1961. L'espion britannique Alec Leamas et son amie Liz Gold trouvent la mort au pied du mur de Berlin. 
2017. Peter Guillam, fidèle collègue et disciple de George Smiley dans les services de renseignement autrefois surnommés " le Cirque ", est tiré de sa retraite en Bretagne par une lettre de son ancien employeur, qui le convoque à Londres. 
Pourquoi ? Ses activités d'agent secret pendant la guerre froide le rattrapent. Des opérations qui firent la gloire du Londres secret vont être minutieusement décortiquées par une nouvelle génération qui n'a que faire des luttes menées jadis par les Occidentaux contre le bloc communiste. 
Quelqu'un doit payer pour le sang des innocents sacrifiés sur l'autel de l'intérêt général.

Plus d’un demi-siècle s’est écoulé. Mais l’histoire ne dort que d’un œil. Au moment où Smiley et Peter Guillam, son fidèle second, coulent une retraite tranquille – l’un dans un endroit mystérieux que l’on ne connaîtra qu’à la fin, l’autre entre ses vaches dans une ferme bretonne –, voilà qu’elle les rattrape.

Car si « Windfall » a été pour l’Occident «une manne de renseignements en or», elle s’est aussi soldée par de lourds «dommages collatéraux». Deux morts au pied du mur de Berlin, un excellent agent britannique et une jeune femme innocente. Pour quoi ?

Oui. Pour quoi ? C'est cette simple question qui hante le roman crépusculaire et, pour tout dire, éblouissant du pape du roman d'espionnage. 

L'ESPION QUI VENAIT DU FROID est une sommité du roman d’espionnage et a fait advenir ce sous genre, bim bam boum Bond James Bond, au rang de littérature générale qui pignonise on the street. 20 millions d'exemplaires et un bouleversement complet de l'image d'Epinal de l'agent secret au chapeau mou. L'action a peu d'importance dans les romans de Le Carré, pas de coup de feu, pas de poursuites en voitures, pas de cascade. Des héros bedonnants, mais d'une intelligence aiguë, à l'image de son alter ego Georges Smiley, architecte espion, grand maître de l’échiquier mondial. 

La fin de la guerre froide n'a pas tari la productivité de John, il a produit encore de bons romans, de très beaux même, LA CONSTANCE DU JARDINIER pour l'un de ses plus connus et réussis.

Mais je l'avoue, je préfère ses romans des années 60-70-80. Ces intrigues tortueuses qui se marient si bien à son style précis, légèrement suranné, qui prends son temps, pour nous déposer exactement là où il comptait le faire. C'est peu dire que les manigances de Le Carré sont labyrinthiques. C'est pourquoi le fait qu'il ne se prenne jamais les pieds dans son tapis épais, qu'il ne soit jamais pris en défaut, est une sacrée performance. 


John Le Carré est un monument qui revisite l'un des siens. Le roman emblématique de l'espionnite est-ouest, Berlin et son mur la cisaillant en toile de fond. C'est un exercice pour le moins inédit. Certes, Stephen King avait lui aussi écrit la suite d'un de ses édifices fondateurs (SHINING) avec son (très bon) DOCTEUR SLEEP, mais John Le Carré va plus loin. Il insère son HÉRITAGE dans la trame de L'ESPION QUI VENAIT DU FROID, en fait un prequel, une suite, un accomplissement et un testament mélancolique. Le tout sans que l'on soit obligé de (re)lire le roman de 1963 pour s'y retrouver, tout en donnant envie de le faire.

Impressionnant. 

Et toujours avec cette plume désabusée, ce ton nostalgique doux amer qui sied si bien à son avatar de papier, Georges Smiley, aux portes de la mort, du même âge cacochyme que son créateur (John a 86 ans, bientôt 87). Georges Smiley qui se demande bien à quoi a servi toutes ses opérations minutieusement, amoureusement, agencées au vu du résultat : 

"Pour la paix dans le monde, que que cela puisse vouloir dire ? Oui, oui, bien sûr. Il n'y aura pas de guerre, mais dans la lutte pour la paix, on ne laissera pas une pierre debout, comme disaient nos amis russes." 
[...]
"Ou bien était-ce au nom du capitalisme, tout ça ? Dieu nous en préserve. De la Chrétienté ? Dieu nous en préserve également."

Smiley qui livre un vibrant hommage à l'Union Européenne dans les dernières pages et pourfend l'illusion d'un Brexit salutaire.

C'est bon, John, on t'a reconnu.

Ce n'est plus vraiment Smiley qui parle, n'est ce pas.

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