mardi 3 janvier 2017


"Quelle ironie, nota Shmuel dans son cahier, que le premier et dernier Chrétien, le seul Chrétien qui ne quitta pas Jésus d'une semelle ni ne le trahit, le seul Chrétien à avoir cru en la nature divine de Jésus jusqu'à son dernier souffle sur la croix, le seul Chrétien persuadé jusqu'à la fin que Jésus descendrait de la croix au vu et au su de tous à Jérusalem et dans le monde entier, le seul Chrétien qui ne lui survécut pas, le seul qui fut anéanti par sa mort, ait été considéré par des centaines de millions d'êtres humains sur cinq continents comme l'archétype du Juif, le plus haïssable, le plus méprisable de tous. L'incarnation de la traîtrise, l'incarnation du judaïsme, l'incarnation du lien entre ces deux concepts."

***

Coucou les aminches. En ces temps troublés de primaires pré-présidentielles, penchons nous un peu sur une silhouette trop souvent dénigrée : le traître. 

Tout est affaire de degré bien entendu. Toute une palette s'offre à nos sens en éveil : du picotement agaçant du coupe ongle qui vous picore le flanc au dépeçage tranquille de la colonne vertébrale à grands coups de machettes affûtées. 

Il y eut de grand traîtres. Parfois héroïques. Mais si...


Le colonel Von Stauffenberg, qui manqua de peu d'atomiser Hitler, était stricto sangsue un traître même si on peine à le considérer ainsi. 

On le préfère plus sinueux le traître, plus "toupourmagueule", aux convictions aussi solides que la fibre révolutionnaire d'un candidat ni droite ni gauche, nous l'assénant yeux dans le yeux : 

"Je ne suis pas de droite, c'est pas vrai ! Je suis pas de droite ! Et encore moins de gauche hein ! Faut pas déconner non plus..."

Mais il convient de remonter à la figure primale du félon, le big bang de la fourberie, l'incontournable renégat, le fondamental scélérat :


Le jeune Shmuel Asch désespère de trouver l’argent nécessaire pour financer ses études, lorsqu’il tombe sur une annonce inhabituelle. On cherche un garçon de compagnie pour un homme de soixante-dix ans ; en échange de cinq heures de conversation et de lecture, un petit salaire et le logement sont offerts. 

C’est ainsi que Shmuel s’installe dans la maison de Gershom Wald où il s’adapte rapidement à la vie réglée de cet individu fantasque, avec qui il aura bientôt des discussions enflammées au sujet de la question arabe et surtout des idéaux du sionisme. 


Mais c’est la rencontre avec Atalia Abravanel qui va tout changer pour Shmuel, tant il est bouleversé par la beauté et le mystère de cette femme un peu plus âgée que lui, qui habite sous le même toit et dont le père était justement l’une des grandes figures du mouvement sioniste. 

Le jeune homme comprendra bientôt qu’un secret douloureux la lie à Wald... 

Judas Iscariote ou le grand malentendu. 

Dans cet étourdissant opus, Amos Oz reconstruit le visage grimaçant et démoniaque de Judas. Il en reconfigure les traits pour nous donner à voir un homme tragique et fervent.

JUDAS est un roman à idée, à clé, c'est incontestable, un peu à la manière d'un Umberto Eco mais qui s'appuie sur un beau trio de personnages romanesques.

Shmuel jeune étudiant velléitaire qui peine à terminer sa thèse sur la figure de Jésus dans la tradition juive. Rondouillard, d'une sensiblerie grandiloquente, maladroit et touchant, il ne tarde pas à tomber amoureux de sa logeuse, l'énigmatique Atalia. 

Atalia dont le père fut l'un des fondateurs du sionisme, qui tournant le dos à ses idéaux de jeunesse osa prôner une coexistence pacifique entre juifs et arabes au sein d'une communauté supra nationale. Ce qui en ces années 45-50 réclame des baloches considérables, une folie douce incontestable, un refus insensé de cet esprit pionner nationaliste né d'une revanche sur l'Histoire post Shoah. Ce père  qui fit ainsi un traître tout à fait convenable.

Enfin Gershom Wald qui assiste goguenard à la parade amoureuse de ses cadets, vieux sage érudit sioniste déclaré, persuadé de la légitimité de ses coreligionnaires à conquérir la Palestine historique, sans être pour autant un faucon enragé.  

Ces trois là se tournent autour, souffrent mais surtout débattent...

"Le judaïsme, le christianisme - et n'oublions pas l'islam - dégoulinent de bons sentiments, de charité et de compassion, tant qu'on ne parle pas de menottes, de barreaux, de pouvoir, de chambres de torture ou d'échafauds. Ces religions, en particulier celles nées au cours des siècles derniers et qui continuent à séduire les croyants, étaient censées nous apporter le salut, mais elles se sont empressées de verser notre sang. Personnellement, je ne crois pas en la rédemption du monde. En aucune façon. Non parce que je considère qu'il est parfait. En aucun cas. Il est retors, sinistre et rempli de souffrances, mais qui veut le sauver versera des torrents de sang. [...] Le jour où les religions et les révolutions disparaîtront - toutes sans exception - il y aura moins de guerres sur la planète, croyez-moi. L'homme est par nature constitué comme un bois tordu, a dit Emmanuel Kant. Inutile de le redresser au risque de se noyer dans le sang."

La conversation, la confrontation des points de vue est le cœur même du beau livre de Amos oz....


... qui confirme ici la place privilégiée qu'il occupe dans les lettre israéliennes : l'intellectuel humaniste, plaidant encore et toujours pour deux états souverains vivant en concorde. 

Un œil acéré et guère amène sur les errements de la politique israélienne : 

"-Et pourquoi nous aimeraient-ils? coupa Shmuel. Qu'est-ce qui vous fait penser que les Arabes n'ont pas le droit de lutter contre des étrangers qui ont débarqué ici comme s'ils venaient d'une autre planète pour leur confisquer leur pays, leurs terres, leurs champs, leurs villages, leurs villes, les tombes de leurs aïeux et l'héritage de leurs enfants? Nous voulons nous persuader que nous sommes venus ici pour "construire ce pays et être construits par lui", "renouveler nos jours comme autrefois", "reprendre possession de l'héritage de nos ancêtres", etc..Mais dites-moi , vous, s'il existe un seul peuple au monde qui accepterait à bras ouverts l'invasion brutale de centaines de milliers d'étrangers, puis d'autres millions encore débarquant de lointains pays sous le curieux prétexte que les livres sacrés qu'ils ont transportés avec eux promettaient ce pays tout entier pour eux seuls?"

Mêlant brillamment le destin d'un père renié et vilipendé pour avoir voulu la paix et celui de Judas Iscariote, Amos Oz démontre que tous les traîtres ne se valent pas et que l'on finit tous par être, quelque part, le traître de quelqu'un. 

Amos qui dans les dernières pages convoque Judas en narrateur perdu et tourmenté.  Judas qui se raconte alors à la première personne et que le romancier invite à regarder, non plus comme le Traître en majuscule, mais comme un homme aveuglé par la foi et rongé par le désespoir. Devenu un assassin par excès de vertu et de passion. Parce qu'il croyait au miracle. Judas, peut-être « le premier chrétien [...]. Le dernier. Le seul ».

Bluffant.

Un très grand roman.

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