vendredi 20 novembre 2015


JE SUIS HOMER, LE FRÈRE AVEUGLE.

Ces premiers mots débutent le beau roman de E.L. Doctorow. 

Pianiste aveugle passionné de musique classique, grand amateur de femmes, Homer est à peine plus raisonnable que son frère aîné Langley.

Langley est un esprit rebelle et farfelu, friand d’objets en tout genre – pianos, grille-pain, phonographes, machines à écrire, masques à gaz – qu’il amasse par dizaines au gré de ses lubies, allant même un jour jusqu’à assembler une Ford T dans leur salle à manger… 

Soucieux de découvrir, en toute chose, son expression ultime, Langley, par ailleurs, classe et archive méthodiquement la presse quotidienne dans l’obsessionnel dessein de créer un journal au numéro unique, éternellement d’actualité, où se trouverait compilée la quintessence même de la vie.

Homer et Langley Collyer ont réellement existé. Ils ont défrayé la fameuse chronique en amassant compulsivement plus de 130 tonnes de déchets dans leur hôtel particulier de la cinquième avenue. 


Les Coolyer avait en en effet hérité une petite fortune de leur parents ce qui leur a permis de subsister plus de soixante ans. Bonne fortune ou malédiction, cette aisance financière (s'amenuisant au fil des décennies) leur a permis de mener une vie d'ermite sans faire l'effort de nouer de relations sociales. 

E.L. Doctorow s'empare de la vie des frères Collyer et la romance, à coups d'idées fulgurantes. 

Il fait ainsi de Homer le narrateur de cette odyssée. Un aveugle pour raconter la traversée d'un siècle. Ce seront donc des sensations, des bruits, des odeurs qui accompagneront le lecteur tout au long de ce périple. Prodigieuse trouvaille !

Il faut bien évidemment une écriture fluide, un style à la hauteur pour rendre compte au plus juste ce bouillonnement intérieur, cette vie intime d'un homme qui a perdu la vue et qui ma foi, au début, le vit plutôt bien, y trouve même certains avantages : 

"Un jeune homme aveugle, beau et de bonne famille était donc particulièrement appréciable dans la mesure où il ne pouvait pas, même en secret, se mal conduire. Sa vulnérabilité exerçait un grand attrait sur une femme elle-même entraînée depuis sa naissance à être vulnérable. Elle en retirait l'impression d'être forte, d'être au pouvoir, ma cécité pouvait susciter en elle un sentiment de pitié, elle pouvait faire beaucoup de choses. Une jeune femme pouvait s'exprimer, se laisser aller à ses émotions refoulées comme elle n'aurait pu le faire sans risque avec un type normal." page 12

S'éloignant d'une plume atone sans pour autant verser dans le jargon amphigourique, Doctorow trouve le ton juste pour transcrire le noir visuel et l'extravagance d'une vie intérieure riche.

L'autre licence romanesque lumineuse de Doctorow est d'avoir décalé temporellement la vie des Collyer et de la faire fendre le vingtième siècle. Nous verrons les deux guerres mondiales, celle de Corée, du Vietnam, les hippies, la mafia, la prohibition défiler dans les murs des deux reclus.

Paradoxalement, la demeure des Collyer, fermée au monde, sera malgré tout un révélateur des soubresauts de l'Amérique Etasunienne du dernier siècle. 

Souvent drôle, parfois grinçant, ce beau livre verse peu à peu dans le tragique, quand la folie s'empare peu à peu du cerveau de Langley, revenu détruit par les tranchées de la première guerre mondiale et qui va se lancer dans une quête éperdue et vaine d'un journal ultime, le newspaper universel rassemblant toutes les nouvelles en un seul numéro. 

Langley sombre dans la paranoïa et la démence, entraînant son doux frère Homer qu'il aime pourtant d'un réel amour fraternel.

"Nous coulions, mon frère et moi, et lui, avec ses poumons brûlés et sa quasi-démence, le savait mieux que moi. Chacun de nos actes d'opposition et d'affirmation de notre autonomie, chaque manifestation de notre créativité et de l'expression résolue de nos principes œuvraient au service de notre ruine. Je ne le critiquerai donc pas pour sa paranoïa de cet hiver-là, lorsqu'il commença à organiser, à partir des matériaux accumulés notre vie durant dans cette maison, les moyens de notre ultime résistance."

La guérilla que mènera Langley contre les administrations venant demander des comptes, l'enfermement progressif de Homer, le vent de folie tourbillonnant épisodiquement entre les murs de cette immense maison bourgeoise font de ce bouquin une grande réussite et une oeuvre étonnante. 

Étonnement encore plus prégnant suite à un dénouement abrupt voire brutal.

Laissez vous tenter par le voyage les aminches, accompagnez ces deux frères doux dingues. 

Tant qu'à choisir deux frangins, préférez les "débuts du siècle dernier" aux "mentons d'acier".


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