mercredi 10 décembre 2014



Ah les aminches... Qu'est ce qui fait la postérité d'une oeuvre ? Quel est donc ce déclic mystérieux qui décide qu'une oeuvre devienne culte et qu'une autre prenne la poussière ? 

Je ne parle pas là des best-sellers encombrant les têtes de gondoles, certains agréables d'autres de plomb mais qui partagent l'assurance d'un oubli quasi certain. Non je parle de ces oeuvres qui s'incrustent dans les mémoires collectives et acquièrent un statut inaltérable. 

Voilà une question que Edward Whittemore a dû se poser quelquefois, voyant son QUATUOR DE JÉRUSALEM grossir les invendus et les étals des bouquinistes.

De fait, il est extrêmement ardu de mettre la main sur LE QUATUOR sans passer par les fourches Caudines d'un site en ligne qui met en avant de farouches guerrières se sectionnant le sein pour mieux tirer à l'arc.

Edward Whittemore est né en 1933 et mort prématurément en 1995. Il fut agent de la CIA, barman, et finit sa vie dans une relative indigence à effectuer des taches de merde administratives dans un cabinet d'avocat.

Salut Ed
Pendant sa période CIA, Edward a entamé la rédaction de sa (bien peu) fameuse tétralogie le QUATUOR DE JÉRUSALEM.

Ces quatre romans ambitionnent rien moins que raconter l’Histoire du monde, sur la base d’un malentendu énorme : la Bible, apprenez-le, n’est qu’un tissu de fables inventées par un dément aveugle et dictée à un simple d’esprit - entièrement réécrit ensuite par un moine dingo soucieux de préserver le dogme. Complots, agents doubles, révélations mythiques, tourbillonnent autour de la Ville du Livre, celle-ci devenant l’enjeu d’une partie de poker qui durera une douzaine d’année... 


Ed en a vendu 3000 exemplaires. En tout. Pour l'ensemble des quatre volumes.  

Ce qui est particulièrement injuste si vous voulez mon avis. LE QUATUOR fut édité en France par la collection Ailleurs et Demain de Gérard Klein, grand éditeur de SF (et bon écrivain itou). Qu'il en soit remercié. Mais LE QUATUOR n'est pas de la SF. LE QUATUOR est... Et bien... je ne sais pas trop.

Plongeons plus avant dans le Jérusalem whittemorien, voulez vous (pure question rhétorique...) ?



Un anachorète albanais égaré dans le Sinaï, Skanderberg Wallenstein, découvre par accident le manuscrit le plus ancien de la Bible. Horrifié par sa lecture, il épuise sa vie à fabriquer le plus grand faux de l'Histoire. Afin que la Bible demeure telle que nous la connaissons.

Un lord anglais excentrique, Plantagenêt Strongbow, duc de Dorset, rompt avec les coutumes bizarres de sa famille et parcourt nu les déserts du Moyen-Orient avant d'écrire une somme sur le sexe en trente-trois volumes et d'acquérir secrètement tous les biens de l'Empire ottoman. 

Un Juif arabe né sous les Pharaons, Hadj Harun, coiffé d'un casque de croisé, défend seul Jérusalem contre la multitude de ses envahisseurs, et ne sait plus s'il est juif ou arabe, ni du reste qui il est.

Un adolescent irlandais, Joe O'Sullivan Beare, mène avec une redoutable pétoire la lutte contre l'oppresseur anglais avant de fuir en Palestine sous la défroque d'une religieuse et de devenir par accident un héros de la guerre de Crimée, perdue bien avant sa naissance.


Autant vous le dire tout de suite, la qualité littéraire du QUATUOR est inversement proportionnelle à la laideur invraisemblable des couvertures.

Voilà un livre épicé, coloré, riche en vocabulaire, semé de noms propres improbables, de faux personnages historiques et de vrais personnages de contes, volontiers elliptique... pour tout dire la plume de Whittemore fait appel à l‘intelligence du lecteur, ce qui, on le sait, est un pari audacieux.

Ce premier volume est enlevé, parfois franchement barré, un mélange savant de Tex Avery burlesque, d'érudition précise (mais non précieuse) et de mysticisme lié au désert, aux religions qui s'entrechoquent, à la folie inhérente au Moyen Orient. 

Sous le déluge d'humour absurde, l'on sent qu'il connait son sujet Ed et qu'il a bien retenu ses leçons d'histoire à Yale. 

Ce livre est touffu, parfois trop, mais réussit à happer le lecteur qui fait l'effort de poursuivre. 

Il faut bien l'avouer, lire le QUATUOR demande un réel effort. Oubliez la narration logique : départ du point A pour arriver au point B tout va bien... La logique n'est pas le fort de Whittemore et les digressions s'invitent plus qu'à leur tour.

Le deuxième tome amplifie ce mouvement : 

Dans l'échoppe sordide d'hadj Harun, antiquaire vieux de trois mille ans, Cairo Martyr, musulman noir au yeux bleus trafiquant en poudre de momies, O'Sullivan Beare, héros à quinze ans de la Guerre d'indépendance irlandaise, et Munk Szondi, sioniste hongrois fanatique, entament en 1921 une fabuleuse partie de poker qui durera douze ans et qui a pour enjeu le contrôle absolu et secret de Jérusalem. 

Ils attirent les plus belles fortunes du Moyen-Orient à leur table de jeu, ou elles fondent comme beurre au soleil. 

Tandis qu'en Albanie, Nubar Wallenstein, héritier de Skanderberg Wallenstein, désespérément paranoïaque, emploie son immense fortune à monter un réseau secret de renseignement qui a entre autres pour objet de contrer les trois protagonistes du poker. 


En avant Guingamp dans la démesure et la bouffonnerie  Whittmore part du principe que tout est possible à Jérusalem et tout y arrive. Ville qui permet toutes les folies, qui couve la déraison.

Ce deuxième tome est encore plus barré que le premier (et c’était pas gagné) voire étrange. On y sent poindre aussi une certaine mélancolie.

J'ai une théorie les filles. Je crois fermement que l'humeur de Whittemore, amer de voir son grand oeuvre se vendre encore moins que "Le macramé dans l'histoire", se ressent dans son style. Les pages se font moins alertes, moins ouvertement absurdes mais plus empreintes d'une tristesse sourde. 

Ce n'est pas encore trop prégnant dans ce deuxième volume mais cette sensation explose dans les paragraphes du troisième opus : 

De plus en plus moche !
Le troisième volet, Ombres sur le Nil, se situe pendant la Seconde Guerre mondiale, au Caire principalement. 

Stern, le héros de cette histoire, est assassiné en juin 1942 par l'explosion d'une grenade lancée dans un bouge de la Vieille Ville apparemment par des soldats anglais en goguette. Mais la réalité n'est pas si simple... 

Pour éclairer le rôle trouble de Stern lors de l'avancée fulgurante de Rommel en Libye, six mois avant sa mort, les plus grands chefs de l'espionnage anglais et américain sont allés rechercher Joe O'Sullivan Beare dans la réserve indienne ou il s'est retiré pour lui demander d'enquêter sur les agissements de Stern. 


Joe accepte. Et bien entendu son enquête passe par les lieux et les personnages les moins vraisemblables. Ainsi le Monastère qui accueille au fond du désert une officine d'espionnage dont tous les membres sont infirmes de guerre, ou les Soeurs, plus que centenaires, qui habitent une maison flottante extravagante sur le Nil et qui entendent tout et savent tout...

Troisième volume du QUATUOR, écrit cinq ans après le deuxième, OMBRES SUR LE NIL cumule les superlatifs. Plus gros, plus beau - couverture exceptée, ahem... comment dire ? -, plus déprimé, plus triste et plus fou, ce roman [?] renoue cependant avec une certaine normalité littéraire en s’affranchissant totalement des éléments bizarro-sciencefictifs qui jalonnaient les deux précédent.

Whittmore n'a jamais voulu vendre. Il n'accordait pas d'interview et n'a jamais donné dans le easy reading. Mais je précise (et cela n'engage que moi) : il n'a jamais voulu vendre des containers entiers de son roman, il n'a jamais rien fait pour produire un bon gros best-seller à base de recettes éprouvées. Cependant il n'avait rien contre une réussite imprévue, au moins un succès d'estime. Mais cette indifférence, ce néant total, cette absence quasi cosmique, je pense qu'il l'a mal vécu. Et ça se lit entre les lignes. Le ton se fait plus dur, plus désespéré. 

Fini la bouffonnerie absurde. Toujours foisonnant de personnages, ce livre mélancolique déroule un synopsis classique et un dénouement cohérent. Il faut avoir le goût des digression cela dit, ne rien avoir contre des détours nombreux. Si vous voulez de l'action pure, du Jack Bauer en mode adrénaline, ce n'est pas le genre de la maison ! 

Ces trois tomes sont étroitement liés. Ils ne peuvent se lire indépendamment et forme un tout. Ce n'est pas le cas du dernier livre.


1956. Né en Irak, soldat israélien, Yossi est déclaré mort lors de la guerre du Sinaï. 



Après un détour par l'Argentine, il réapparaît à Damas, sous le nom de Halim. Homme d'affaires habile, il s'introduit dans les hautes sphères de la Syrie et devient le Coureur, agent stratégique du Mossad, le service secret israélien. 

De la création de l'OLP et du Fatah à Septembre noir, des attentats de Munich à la guerre du Kippour, dans une atmosphère de mystère et d'angoisse, l'aventure de Yossi/Halim s'inspire de celle d'Elie Cohen, agent du Mossad dont les renseignements changèrent le cours de la guerre des Six-Jours en 1967.

Whittemore délaisse les protagonistes des premiers romans et déroule une histoire plus classique, moins touffue et à vrai dire je trouve cet opus le plus réussi. 

Nous sommes là dans l'univers de l'espionnage documenté voire documentaire. Inspiré d'un réel agent double, Ed déploie toute sa connaissance du terrain, il connait ces déserts, il les a arpenté, il sait l'agencement d'opérations d'infiltration d'envergure. Il nous détaille le ressac sans fin des conflits opposant les Arabes aux juifs. 

À travers les tourments du Coureur, qui ne sait plus s'il est un Israélien espionnant la Syrie ou un espion syrien, se dégage une ultime conviction : il est un « Oriental » que ses racines lient irrévocablement à un désert disputé et inspiré. Whittemore rêve : celui, sur cette terre pétrie de sang et de symboles, d'une société apaisée, multiculturelle et multiconfessionnelle. Un rêve pareil à la Ville sainte : inaccessible.

Très beau livre. J'ai beaucoup aimé les 3 premiers, mais celui là a ma préférence. je le conseillerai à ceux qui veulent s’immerger dans l'univers de cet écrivain hors norme, inconnu. Lire Whittemore nous donne l'impression d'appartenir à une société secrète, on se sent privilégié et c'est là le plus bel hommage que je puisse lui faire. 

Je laisse le mot de la fin à Tom Robbins, autre écrivain : 

"L'oeuvre de Whittemore est l’un de secrets les mieux gardés de la littérature américaine (...) comparable à un bol de pudding au haschisch : riche, sombre, goûteux, amusant, vénéneux, révélateur, avec un parfum d’exotisme et de danger. "


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