samedi 19 mai 2018


"Il s’accroche au monde comme un chien mord dans un os : rien pour lui n’est obscur, rien n’est distinct de ses appétits voraces et moroses."

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ᐅᓐᓄᒃᓴᒃᑯᑦ (enfin, je crois, mon Inuit est un peu rouillé) les aminches.

Un baleinier, un harponneur, un ancien chirurgien, le combat du Bien et du Mal... Non ce n'est pas MOBY DICK mais le deuxième roman du Britannique Ian McGuire.


Patrick Summer, un ancien chirurgien de l'armée britannique traînant une mauvaise réputation, n'a pas de meilleure option que d'embarquer sir le "Volunteer", un baleinier du Yorkshire en route pour les eaux riches du Grand Nord. 

Mais alors qu'il espère trouver du répit à bord, un garçon de cabine est découvert brutalement assassiné. Pris au piège dans le ventre du navire, Summer rencontre le mal à l'état pur en la personne d'Henry Drax, un harponneur brutal et sanguinaire.

Tandis que les véritables objectifs de l'expédition se dévoilent, la confrontation entre les deux hommes se jouera dans les ténèbres et le gel de l'hiver arctique.

Les livres, pour les plus remarquables d'entre eux, provoquent en nous des choses. Des visions dantesques, une attente parfois fébrile, du rire. Quelque fois, plus rarement, ils font appel à nos sens. 

DANS LES EAUX DU GRAND NORD s'apparente quasiment à un odorama de papier, on sentirait presque le suif, l’âcreté de la sueur, de la peur. Ce ne sont certes pas des senteurs agréables, comme le dit l'auteur : "ça sent l'entrejambe". Ce n'est pas donné au premier venu de nous entourer d'effluves si aigres soient-elles, à la force de sa plume, à la suggestion de son style. 

Je ferais ici, un parallèle, complètement incongru, sans transition aucune, avec SI C’ÉTAIT VRAI, le livre de Marc Levy, évoquant lui le fumet d'un morceau de tofu congelé. J'ai lu ce livre, je n'en ai rien gardé mais je me souviens que les premières pages étaient d'une banalité confondante, parmi les plus oubliables de ma carrière de lecteur compulsif. Je ne suis pas près d'oublier le premier chapitre des EAUX DU GRAND NORD, saisissantes, à la fois terribles et d'une grande beauté. 

"Il fait demi-tour et repart vers la taverne. A cette heure de la matinée, le bar est presque désert. Un feu brûle faiblement dans l'âtre, une odeur de friture plane dans l'air. IL plonge la main dans sa poche, mais n'y trouve que des miettes de pain, un canif et une pièce d'un demi-penny.
- Un rhum, dit-il.
Il pousse son unique pièce sur le comptoir. Le barman examine le demi-penny, puis secoue la tête.
- Je pars demain à bord du Volunteer, explique-t-il. Je te laisserai une promesse de paiement.
Le barman renifle.
- Est-ce que j'ai une tête d’imbécile ? dit-il.
L'homme hausse les épaules et prend le temps de réfléchir.
- Pile ou face, alors. Mon bon couteau contre une rasade de rhum.
Il pose le canif, le barman s'en empare et l'examine avec soin. Il déplie la lame et la teste contre le gras de son pouce.
- Oui, ça c'est un beau couteau, dit l'homme. Il m'a encore jamais lâché.
Le barman tire un shilling de sa poche et le montre. Il lance la pièce et la plaque brutalement sur le comptoir. Tous deux regardent. Le barman hoche la tête, prend le couteau et le range dans la poche de son gilet.
- Maintenant va te faire foutre, dit-il.
L'homme ne change pas de visage. Il ne manifeste aucun signe de colère ou de surprise. C'est comme si la perte du couteau s'inscrivait dans un plan plus vaste et plus complexe dont lui seul est informé. Après un moment, il se penche, enlève ses bottes de marin et les pose côte à côte sur le comptoir.
- On recommence, dit-il.
Le barman lève les yeux au ciel et se détourne.
- J'en veux pas, de tes putains de bottes, repete le barman.
- T'as mon couteau, réplique l'homme. Tu peux plus reculer.
- J'ai pas besoin de putains de bottes, répète le barman.
- Tu peux plus reculer.
- Je fais ce que je veux, merde !
Appuyé à l'autre bout du comptoir, un Shetlandais les observe. Il porte un bonnet de laine et une culotte en toile incrustée de crasse. Il a les yeux rouges et baladeurs d'un ivrognes.
- Moi je vais t'offrir à boire, dit-il, pourvu que tu la boucles.
L'homme le regarde. Il s'est deja battu avec des Shetlandais, à Lerwick et à Peterhead. Ils ne sont pas très doués pour la bagarre, mais ils sont têtus et on a du mal à en finir avec eux. Celui-ci a dans sa ceinture un couteau à dépecer les baleines tout rouillé et arbore un air bravache et maussade. Après un bref silence, l'homme hoche la tête.

- C'est pas de refus, dit-il. J'ai passé la nuit aux putes et j'ai le gosier sec."

Ian McGuire...



... Œuvra longtemps dans la poésie. Il lui en resté un petit truc... Une science de la scansion, du mot juste et la sobriété. Ian n'en fait point trop, ce qui lui laisse quand même une touffue marge pour nous donner des scènes prodigieuses. 

Bienvenue sur un baleinier les filles, un monde d'hommes à moitié abrutis, où l’hygiène la plus élémentaire ressort du doux rêves ; un amalgame de crasse, de transpiration, de merde et de sperme. Ian arrive à nous faire voir la beauté dans tout ça, une beauté déviante, illusoire peut-être, mais réelle. 

S'appuyant sur un solide travail documentaire, sur une intrigue au cordeau (le style n'est pas tout), Ian McGuire nous harponne (forcément) et ne nous lâche plus, jusqu'au dénouement brutal, incisif. L'achèvement de la joute entre un homme mauvais, mu par ses instincts, ses impulsions, rusé et complexe...

"Dans ce genre d’occasion, quand il a soif et qu’il a assez d’argent, il boit pendant une semaine sans s’arrêter pour respirer. Deux ou trois bouteilles par jour. Davantage. Ce n’est pas une question de besoin ou de plaisir, de vouloir ou de ne pas vouloir. La soif le pousse en avant, aveuglément, sans heurts. Ce soir il va tuer, mais ce n’est pas sa priorité. La soif est bien plus profonde que la rage. La rage est vive et brève,mais la soif dure. La rage a toujours une fin, une conclusion sanglante, mais la soif est sans fond, sans limite."

... Et un chirurgien blasé, qui se retire du mode et de ses habitants, un mort vivant...

"Pour Sumner, les hommes qui viennent à lui ne sont que des corps : des jambes, des bras, des torses, des têtes. Leur chair forme la totalité de ses préoccupations. Quant au reste de leur personne – leur caractère moral, leur âme –, il y est tout à fait indifférent. Il estime qu’il n’a pas le devoir de les instruire ou de les guider vers la vertu, qu’il n’a pas à les juger, à les consoler ou à sympathiser avec eux. Il est médecin, il n’est ni prêtre, ni magistrat, ni conjoint. Il guérit leurs lésions, il trouve un remède à leurs maladies, quand c’est possible, mais, au-delà de ça, ils n’ont aucun droit sur lui, et lui, dans son état actuel de désarroi, n’a aucun réconfort à leur prodiguer."

... En quête de rédemption. Un homme bon, malgré tout.

DANS LES EAUX DU GRAND NORD est une oeuvre pleine de bruit et de fureur, un opéra baroque et effrayant écrit par un poète.

Le (seul) truc foiré dans ce livre ? Son titre peut-être, et encore. 

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