jeudi 25 février 2016


"Neuf meurtres en dix mois, un tueur particulièrement déterminé et violent en liberté, c’est beaucoup pour une ville comme Bordeaux qu’on tient pour calme et ordonnée, capitale de la modération politique, avec par le passé une Gestapo efficace et une police politique redoutable et redoutée, une résistance hachée menue, des Juifs dûment raflés, une belle proportion de salauds, de traîtres et d’immondes canailles passés pour la plupart à travers les mailles au moment de l’épuration, et maintenant dirigée par ce maire jeune et beau, au physique de représentant en aspirateurs, résistant irréprochable, chargé par de Gaulle de retaper la virginité de cette grande traînée et de sa marmaille morveuse de bourgeois, de négociants en vin, de flics, de journalistes locaux toujours contents au bout de leur nouvelle laisse."

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Bonjour les aminches.
Qu'est-ce-qu'un écrivain ? L'imagination fertile ? Le style ? Ou les deux ?

Je crois que l'on mesure (aussi) notre maturité à notre éloignement des réponses tranchées. Il y a encore quelque années, j'aurais assurément répondu "le style !". Faisant fi de mes contradictions, pinaclant Philip K Dick, m'ébaudissant de son inventivité sans limite, son ingéniosité sans bornes à creuser le même sillon "ne nous fions pas à nos sens" ; occultant soigneusement une forme Dickienne minimaliste, plate parfois pataude (j'y reviendrai).

Bon... la réponse est un peu vaine. Ok... Je vous l'accorde.

Mais si l'on me demande : Hervé le Corre est-il un bon écrivain ? Certes oui. Diantrement excellent. Par le style surtout. Hervé le Corre est un grand styliste. Il le prouve une fois de plus avec son dernier opus. 

Bordeaux dans les années cinquante. Une ville qui porte encore les stigmates de la Seconde Guerre mondiale et où rôde l’inquiétante silhouette du commissaire Darlac, un flic pourri qui a fait son beurre pendant l’Occupation et n’a pas hésité à collaborer avec les nazis. Pourtant, déjà, un nouveau conflit qui ne dit pas son nom a commencé : de jeunes appelés partent pour l’Algérie.

Daniel sait que c’est le sort qui l’attend. Il a perdu ses parents dans les camps et est devenu apprenti mécanicien. Un jour, un inconnu vient faire réparer sa moto au garage où il travaille. L’homme ne se trouve pas à Bordeaux par hasard. Sa présence va déclencher une onde de choc mortelle dans toute la ville.

L'histoire de APRES LA GUERRE ne casse pas trois poils à un clébard. Une vengeance. Et une rédemption. 

Nan, la force magnétique de ce polar littéraire tient à sa plume. Un ton et un tempo qui changent, s'adaptent au protagoniste principal du chapitre. 

Des pages tendues et terribles qui collent aux pas de Daniel et bientôt aux godillots du jeune conscrit. Bidoche sacrificielle en Algérie. Des lignes crues et saisissantes sur les neurones en fuites, l'appel du sang et des tripes qui guide les encasqués de tous temps et latitudes.

"Je suis pas philosophe, non. Peut-être trop boudin pour ça... Je suis juste un soldat, le genre qu'on envoie depuis toujours se faire larder la viande pour que les philosophes puissent lui chier dessus sans bouger de leur chaise percée. Pour qu'ils puissent continuer de le faire. Comme au Moyen Âge. Y a ceux qui prient et ceux qui se battent."

Des paragraphes froids, tristes et étrangement lumineux pour décrire le tumulte intérieur d'André, revenu du néant, même pas l'enfer, un lieu vide, inhabité où André, sous un autre nom, est déjà mort.

"André avait vu des corps ouverts, déchirés, éclatés, démembrés. Des morceaux d'hommes, des têtes ouvertes et répandues dans la boue. Il a vu des vivants déjà morts, des morts qui semblaient seulement chercher à reprendre leur souffle et qui vous regardaient, l'air implorant. il a sans doute vu des corps humains dans tous les états possibles quand il était au fond de la guerre. Dans l'immonde arrière-cour aux mains des équarrisseurs, au bord des fosses, devant des stères de carcasses humaines, enchevêtrement de grimaces, monceaux de cauchemars."

Enfin un argot Audiardesque sans la gouaille, un parler voyou pour une crapule avec une plaque. Sacré personnage que ce commissaire Darlac. Un concentré de cruauté pure, de méchanceté sans filtre. Hervé Le Corre réussit l'exploit de donner corps à un fumier intégral mais sans grandeur. En effet (trop ?) souvent, le Méchant, le Vilain, intelligent, cérébral et immensément mauvais, provoque une fascination , une ampleur qui le grandit. 

Rien de cela chez Darlac. A coups de phrases sèches et vocabulaire fleuri , on hume la sueur, l'odeur aigre d'une aisselle humide, le graillon, la pourriture et la médiocrité. On regrette presque au début que ce fumier soit tout d'un bloc, d'une seule pièce, sans nuance. Boule compacte d'égocentrisme hypertrophié et de corruption boueuse. Et puis... Finalement... Devaient pas manquer ces profiteurs rusés, ces magouilleurs matois, ces résistants de l'ultime secondes qui changèrent de brassard pile !

"Pétain était une vieille ganache, lesJuifs une sale race, les cocos des crétins dangereux, les Boches des vainqueurs incontestables avec lesquels il fallait compter désormais. Point à la ligne. On devait s'arranger avec ça et ne pas se prendre les doigts dans les portes. Lui, ce qu'il comprenait petit à petit, c'est qu'il y avait des places à gagner et de l'argent à se faire. S'il s'y prenait bien, ça pouvait tomber partisans qu'il demande rien. A l'occise, au hasard, à la chance qu'il fallait seulement saisir comme la queue du pantin dans un manège. Etre là au bon moment, au bon endroit. Facile, quand on est flic. Alors non seulement il avait tenu le manche, mais il avait levé la cognée, frappé où il fallait, bûcheron malin qui ne répugnait pas à se cracher dans les mains."

Hervé le Corre livre là un très grand livre, un polar abrupt et sombre, traversé de passages lumineux. Un dénouement tout aussi abrupt nous laisse presque désemparés.

Hervé démontre magistralement qu'Après la guerre, cela n'existe pas. Nous sommes toujours entre deux.

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