mercredi 27 janvier 2016





"Dame Anastasie prends ses grands ciseaux

Pour couper à hue et à dia

Ôter images et trancher mots

Ce sera beaucoup plus sympa

Beaucoup mieux comme ça

Ah ah ah !!


En 2013, le mangaka Tesuya Tsutsui apprends incidemment que depuis 2009, son manga MANHOLE (excellent) a été classé comme "oeuvre nocive pour les mineurs" par l'agence pour l'enfance et l'avenir du département de Nagasaki pour le motif d'"incitation considérable à la violence et à la cruauté chez les jeunes" .

Tsutsui n'a jamais été mis au courant de cet oukase. Il a fait appel et a voulu savoir comment cette instance a pris sa décision et là les aminche, je vous retranscrit littéralement un texte donnant la réponse. Ça vaut son pesant de conneries admistrato-bureaucratiques.

"Pour le département de Nagasaki, ce qui vaut à un titre d'être classé comme "oeuvre nocive", ce n'est pas l'intrigue elle même (sic), ni l'opinion dérangeante d'un des protagonistes, ni un des thèmes abordés dans le manga. Il s'agit d'un jugement fondé uniquement sur le visuel de l'oeuvre. 

Concrètement comment cela se passe-t-il ? Tout d'abord, plusieurs employés de l'agence pour l'enfance et l'avenir de Nagasaki vont arpenter les librairies pour récupérer des écrits qui leur semblent "à risques". Ils suivent ensuite une procédure bien réglée : ils parcourent rapidement chaque ouvrage en marquant d'un repère les pages dont le contenu peut être considéré comme "nocif", puis divisent le nombre de pages signalées par le nombre total de pages. Cela leur permet de déterminer un "pourcentage de nocivité" qui servira de base lors de l'étape suivante, la réunion  de la commission d'éducation et de protection des mineurs du département de Nagasaki. 

Par manque de temps, cette dernière, qui est chargée de la décision finale, s'appuie sur ce ratio sans consulter les pages incriminées. Personne n'a vraiment lu les ouvrages jugés."

Ainsi par exemple, on peut montrer sur une pleine page, un bambin se faire émasculer avec un sécateurs rouillé, si on n'excède pas un nombre minimum de cases. Sans déconner. Tant de bêtise crasse touche à une forme de poésie ultime.

Le texte au-dessus est tiré de la postface du manga : 



À l'approche des Jeux olympiques de 2020 à Tokyo, le gouvernement japonais décide de faire place nette pour la réception des athlètes et met en place un système de surveillance des citoyens et des différents arts, comme les jeux vidéo ou la littérature, pouvant être caractérisés de nocifs. 

C'est dans ce contexte que Mikio Hibino, jeune mangaka, décide de publier une œuvre d'horreur réaliste et dérangeante...

S'inspirant largement de sa propre expérience, Tsutsui imagine un présent proche, où une commission de doctes et avisés et estimés concitoyens décident de couper le crayon à ceux qui ne se moulent pas correctement. 

Vu la passif de Tsutsui, l'on pouvait craindre un manichéisme bas du front "hou les vilains censeurs contre nous les artistes maudits". 

L'ami Tetsuya...


... évite intelligemment cet écueil, n'occultant pas que les mangas pourvoient leur part d'aimables immondices.

Cependant, il cerne aussi admirablement le principal problème de toute assemblée de sages décidant pour nous ce que l'on doit lire, voir etc. La subjectivité mise au service d'une ambition politicienne. Les politiciens finissant souvent par submerger les quelques de bonne foi. 

Alors bien sûr, on veut faire croire que la subjectivité n'est pas de mise avec cette fameuse règle du "pourcentage de nocivité", formule qui claque sa méthode impartiale et mathématique mais qu'il est si facile de détourner. 

J'aime beaucoup Testsuya Tsuitsui qui est l'un de mes mangaka préférés. J'ai lu MANHOLE et je conçois tout à fait que l'on appose une pastille interdit au moins de 13 ans mais le mettre à l'index... Et d'imaginer que cela va inciter qui que soit, franchement ça me dépasse...

POISON CITY est un excellent manga. Une oeuvre intéressante sur la création, une mine de connaissances.

Tenez. 

Connaissez-vous ce mec ?


"En 1954, les comics sont sur la sellette aux États-Unis. Le psychiatre Fredric Wertham vient de publier "Seduction of the Innocent", un livre violemment opposé au genre, qu'il accuse entre autres d'être à l'origine de la délinquance juvénile. 

Le livre obtient un large écho, créant l'inquiétude chez de nombreux parents dont les enfants sont amateurs de comics. Dans le même temps, une commission d'enquête sénatoriale dirigée par Estes Kefauver s'intéresse elle aussi aux comics comme cause possible de la délinquance juvénile. Ayant interrogé Wertham à titre d'expert, la commission reprend largement ses thèses dans ses conclusions. 

Elle ne préconise aucune action précise, mais recommande fortement aux éditeurs de comics de « s'amender ». Plusieurs éditeurs interprètent ce conseil comme la menace d'une future législation gouvernementale de contrôle des comics. Ils décident alors de prendre les devants en se regroupant en une association, la Comics Magazine Association of America, qui crée à son tour la Comics Code Authority (CCA). 


La CCA se définit comme un organisme d'auto-régulation chargé de veiller à l'application dans les comics d'un code de bonne conduite, le Comics Code. Les éditeurs membres s'engagent à soumettre à la CCA leurs comics préalablement à toute parution, et à ne les publier qu'une fois son approbation obtenue.

Dans sa forme d'origine, le code impose entre autres les règles suivantes :
  • Toute représentation de violence excessive et de sexualité est interdite.
  • Les figures d'autorité ne doivent pas être ridiculisées ni présentées avec un manque de respect.
  • Le bien doit toujours triompher du mal.
  • Les personnages traditionnels de la littérature d'horreur (vampires, loup-garous, goules et zombies) sont interdits."
Source : Wikipedia

Ce qui débouche fatalement sur de beaux autodafés, supervisés par un professorat religieux motivé.


Quelques décennies plus tard, les jeux de rôles furent accusées à leur tour de pervertir notre belle jeunesse, et les jeux vidéos achèvent de les décérébrer totalement.

Voilà pourquoi, longtemps un comics sur trois traitèrent de super héros (la proportion s'est amoindrie mais quand même... il en reste quelque chose), les super slips devenant le seul genre acceptable, et encore s'ils étaient de bons patriotes. 

Les temps ont bien changé vous m'direz et le Comics Code est maintenant enterré. Assez profond ?

POISON CITY installe un vrai suspense et propose une réflexion affûtée sur le processus de création, sur les petits arrangements que l'on peut faire, sur l'auto censure (à laquelle Tsuitsui n'est pas opposée par principe), sur les bornes que l'on ne doit pas franchir. 

Le passage du jeune héros devant la commission de censure est même un grand moment de BD, intense et poignant.

Si l'on accepte les codes du manga, expressivité maximum et gouttes de sueur permanente, le jeune héros doit suer ces 20 litres quotidien, tranquille...

... on dévore ce manga et on le repose en méditant que l'enfer ne manquera jamais de poseurs de pavés.

Tsutsui a fait appel de la décision de 2009 du classement de son manga MANHOLE comme "oeuvre nocive pour les mineurs" par l'agence pour l'enfance et l'avenir du département de Nagasaki. 

La demande de réhabilitation de MANHOLE  a été rejetée. 

A ce jour, MANHOLE est toujours coupable d' "incitation considérable à la violence et à la cruauté chez les jeunes".

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