lundi 9 avril 2018


"Mon métier n'est pas l'espionnage, c'est la maîtrise des jeux. C'est moi, ton pion agressif. J'essaie d'imaginer ce que les Américains sont en train de faire. Ils essaient d'imaginer ce que nous sommes en train de faire. Et puis j'essaye d'imaginer ce qu'ils pensent que nous faisons. Et ils essaient d'imaginer ce que je pense qu'ils pensent que nous faisons. Et ainsi de suite, ad infinitum."

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приветствие (enfin je crois) les aminches.

Les livres sont mes compagnons, les séries télé sont mes amies. Cela laisse peu de temps aux programmes télés. Je regarde très peu la télé en direct mais l'autre jour j'avoue, zappant jusqu'aux limites de l'univers télévisuel connu, je suis tombé sur cette pépite : 


Film génial s'il en est, le savoir faire américain au service du picaresque avec un acteur au sommet de son art. 

je me suis laissé happé, encore, et j'ai savouré ce dialogue entre Jack Crabb et le général Custer. Crabb veut attirer Custer et ses troupes dans le piège de Big Horn. S'installe alors un échange surréaliste, prêchant le faux pour savoir le vrai tout en disant le faux...

Custer persuadé que Crabb/Hoffman lui dira un mensonge. 

Crabb le sachant lui dit la vérité : "n'allez pas là général, c'est un piège".

Custer se dira : "il me ment, il veut m'éloigner de ses amis indiens, je vais aller là où il me dit d'aller car il pense que je vais prendre le chemin opposé". 

Et encore les aminches, je me demande si je n'oublie pas un étage de plus au faux semblant qui se mord la queue. 

La scène ici pour les anglo-compatibles : 


Cette scène est une parfaite illustration de la valse à plusieurs mouvements à laquelle se livrèrent les deux blocs durant la Guerre Froide. Essayant de percer les intentions cachées de celui d'en face, d'en deviner les ressorts secrets, la psychologie complexe...

Et d'aboutir à une purée de poids rhétorique, il va croire cela, mais il sait que je pense qu'il va croire cela donc je vais agir ainsi pour qu'il croie que je sais qu'il sait que je sais... Ad libitum. Prise de tronche garantie...

L’écrivain Robert Littel en a fait sa marque de fabrique de ce canevas brouillon et la trame de nombre de ses bouquins les plus réussis : 

1963. Un message parvient au Pentagone après s'être rendu à l'ambassade d'URSS à Tokyo, l'ingénieur américain A. J. Lewinter vient de s'envoler pour Moscou, avec le chef local du KGB. 

Côté Washington, une certitude : détenteur d'informations top-secret, Lewinter est un traître.
Côté Moscou, un doute : Lewinter est-il un agent infiltré ? 
Côté Lewinter, un casse-tête : comment convaincre qu'il n'a d'autre but que d'obtenir enfin les moyens nécessaires à la mise au point d'un système d'élimination des ordures ?

Côté chance silence. D'autant qu'en fait d'élimination des ordures, on n'a jamais eu besoin de lui pour ça. Pas plus à Moscou qu'à Washington.

Robert Littel, immense écrivain, est un spécialiste de la Russie soviétique et comme tel ne peut nier un sens de l'absurde caustique, du loufoque tragique, qui infusent son oeuvre. 

Je me méfie des essentialisations rapides les aminches, la substantifique matière, l’irréductible nature des nations, le fair-play anglais, l'élégance française, l'impérialisme américain, ce genre de truc... Comme si tous les habitants des pays cités devaient se réduire à ces stéréotypes, rentrer dans les cases...

Mais si je devais me fier à un type pour cerner au mieux l'âme russe, Littel ferait un bon candidat. C'est pour cela peut-être que si Littel désosse consciencieusement  le système soviétique, bureaucratie kafkaïenne, règne de l'arbitraire odieux et criminel où la paranoïa est consubstantielle à l'existence, ses personnages les plus sympathiques sont plus souvent russes qu'américains. Plus vivants, moins mornes : 

"Chère jeune femme, malgré toutes ses imperfections, ma Russie est un beau pays. Il y règne une atmosphère, un esprit, un goût de la vie."

Mais le gros plus des romans de Littell par rapport à ses confrères, notamment le maître John Le Carré, c'est ce grotesque qui s’immisce, ce burlesque involontaire où les maîtres espions croient incarner les pièces maîtresses d'un échiquier mondial quand il ne sont que des pions. 

On gagne en humour à froid, presque déjanté chez Littell ce que l'on perd parfois en rigueur (rigueur incarnée par un John Le Carré, jamais pris en défaut dans ses récits labyrinthiques). 

Comme toujours chez Littel, ce grand jeu un peu vain entre CIA et KGB s'apparente à un jeu de sommes nulles, ni gagnant ni perdant.

Seules celles et ceux qui se sont aventurés sur le damier qui oppose les deux agences perdent quelque chose, ils perdent tout en fait. 


LA DÉFECTION DE AJ LEWINTER ne fait pas exception à la règle où entre ceux qui ne croient guère à cette aubaine un peu trop belle : 

"Si vous avez ce que vous prétendez avoir, dit-il, ce serait une grosse affaire pour nous. Et bien entendu, nous vous en serions très reconnaissants. Mais les gens ne surgissent pas comme ça pour vous offrir une information de cette taille."

Et les autres qui s'inquiètent car Lewinter intéresse l'autre camp : 

"Nous avons toutes les raisons de nous faire du souci pour l'anodin M. Lewinter. Parce qu'ils l'ont pris chez eux.

L'intelligence et le simple bon sens sont les grands perdants de ce bouzin indémerdable car rien n'est ce qu'il semble être ce qu'il est. 

Même et surtout quand il est exactement ce qu'il semble être...

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